La promesse de l’aube by Romain Gary

La promesse de l’aube by Romain Gary

Auteur:Romain Gary
La langue: fra
Format: epub


CHAPITRE XXIV

L'été fut troublé par un événement inattendu. Un joli matin, un taxi s'arrêta devant l'Hôtel-Pension Mermonts et ma charcutière en descendit. Elle se rendit auprès de ma mère et lui fit une grande scène de larmes, de sanglots, de menaces de suicide et d'autodafé. Ma mère fut extrêmement flattée: c'était tout à fait ce qu'elle attendait de moi. J'étais enfin devenu un homme du monde. Le jour même, tout le marché de la Buffa fut mis au courant. Quant à ma charcutière, son point de vue était très simple: je devais l'épouser. Elle accompagna sa mise en demeure d'un des arguments les plus étranges qu'il m'eût été donné d'entendre, dans le genre fille-mère abandonnée:

– Il m'a fait lire du Proust, du Tolstoï et du Dostoïevski, déclara la malheureuse, avec un regard à vous fendre le cœur. Maintenant, qu'est-ce que je vais devenir?

Je dois dire que ma mère fut très frappée par cette preuve flagrante de mes intentions et me jeta un coup d'œil peiné. J'étais manifestement allé trop loin. Je me sentais moi-même assez embarrassé, car il était exact que j'avais fait ingurgiter à Adèle tout Proust coup sur coup, et, pour elle, c'était en somme, comme si elle eût déjà cousu sa robe de mariée. Dieu me pardonne! Je lui avais même fait apprendre par cœur des passages d'Ainsi parlait Zarathoustra et je ne pouvais évidemment plus songer à me retirer sur la pointe des pieds… Elle n'était pas, à proprement parler, enceinte de mes œuvres, mais les œuvres l'avaient tout de même mise dans un état intéressant.

Ce qui m'effraya, ce fut que je sentis ma mère faiblir. Elle devint soudain, avec Adèle, d'une douceur extraordinaire et une sorte d'étonnante solidarité féminine s'établit entre les deux nouvelles amies. On me toisa avec reproche. On soupira ensemble. On murmura. Ma mère offrit le thé à Adèle et, marque de bienveillance insigne, elle lui fit goûter à la confiture de fraises qu'elle avait préparée elle-même. Cette gourmandise était, bien entendu, interdite à ma mère, et elle en gavait quelques rares élus, en les priant ensuite de lui décrire l'effet que cela faisait. Ma charcutière, fort habilement, sut trouver les mots qu'il fallait. Je me sentis perdu. Après le thé, ma mère m'entraîna dans le bureau.

– Est-ce que tu l'aimes d'amour?

– Non. Je l'aime, mais je ne l'aime pas d'amour.

– Alors, pourquoi lui as-tu fait des promesses?

– Je n'ai pas fait de promesses. Ma mère me regarda avec reproche.

– Combien de volumes il y a dans Proust?

– Écoute, maman… Elle secoua la tête.

– Ce n'est pas bien, dit-elle. Non, ce n'est pas bien.

Brusquement, sa voix trembla et, à ma stupeur, je vis qu'elle pleurait. Elle me fixait avec une attention que je ne connaissais que trop, s'attardait à chaque trait de mon visage – je sus soudain qu'elle cherchait une ressemblance et j'eus presque peur qu'elle ne me demandât de m'approcher de la fenêtre et de lever les yeux.

Elle ne m'imposa toutefois pas d'épouser ma charcutière, épargnant ainsi à cette dernière



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